transhumanisme: la mémoire est-elle un musée ou un entrepôt?

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L’analogie informatique est si bien installée pour évoquer l’intelligence humaine qu’il devient difficile de penser celle-ci autrement. Le cerveau y est assimilé à un ordinateur, l’intelligence à une capacité de traitement de données. Sur la base de cette référence informatique, l’ordinateur s’impose… sans surprise… comme supérieur à l’humain. En découle l’idée d’amélioration de l’intelligence du second par le premier, dont se nourrit l’hypothèse transhumaniste .
La DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) est une agence de recherche du département américain de la Défense, qui est à l’origine (entre autres) du développement d’Internet et du GPS. En lançant le projet RAM (Restoring Active Memory), elle vise à développer d’ici 4 ans des implants cérébraux destinés aux humains …/… Un projet de recherche soutenu à hauteur de 2,5 millions de dollars par le gouvernement Obama …/…Le procédé a déjà été testé avec succès sur des souris de laboratoire par le MIT, qui est parvenu à leur implanter une mémoire artificielle.
Dans ce qui est devenu la “pensée unique” dans ce domaine, tout se joue sur la capacité de la mémoire et la supériorité de celle de l’ordinateur apparait indiscutable. C’est pourtant de cela que nous allons discuter.

 

la question de la mémoire

 

C’est vrai, la mémoire est notre point faible. Nous ne savons mémoriser ni le vécu des durées, ni l’intensité des instants, ni les perceptions de nos cinq sens, ce qui nous rend incapables de mémoriser réellement ce que nous vivons. Nos souvenirs sont représentés par des images isolées et de moins en moins nombreuses au fur et à mesure que le souvenir s’éloigne. Nous ne savons rien des minutes qui ont précédé, ou de celles qui ont immédiatement suivi, les “moments” correspondant aux “images-souvenirs” d’une personne, d’un événement ou d’un lieu du passé. Combien de ces “moments” vécus chaque jour vont être effectivement mémorisés? À l’instar de la matière, la mémoire de ce que nous vivons est principalement constituée de vide. A l’inverse, celle de l’ordinateur déborde de données. Pourtant, ce que notre mémoire fait mal, à savoir mémoriser du sens, celle de l’ordinateur le fait encore moins bien.

 

vu dans le métro

Deux jeunes échangent des mots en regardant un smartphone. L’un deux s’exclame «tu es vraiment nul!» avant de partager avec l’autre un grand éclat de rire. Imaginons que cette même phrase soit adressée au même, mais par son professeur de mathématique. Imaginons enfin qu’elle le soit par son père ou sa mère.
  • Dans le premier cas, celui du métro, l’expression est un compliment qui signifie “tu m’as dit quelque chose de drôle et d’inattendu”… un compliment déguisé en insulte comme se l’autorisent des amis.
  • Dans le second cas, l’expression sanctionne une incompétence dans un domaine particulier… incompétence dont l’élève est sans doute déjà convaincu depuis longtemps. Ce n’est donc même pas une information.
  • Dans le troisième cas, l’expression devient un jugement de valeur global susceptible de provoquer un authentique traumatisme
Pour l’ordinateur, trois fois la même phrase. Combien lui faudrait-il intégrer d’éléments pour interpréter correctement les “3” sens aussi divergents que cette phrase peut prendre?… et elle ne compte que quatre mots!

 

la question du sens

 

L’humain stocke directement du sens, mais du sens subjectif, alors que la machine stocke des données objectives… mais dépourvues de sens. En fait, la supériorité que l’on accorderait à l’un où à l’autre dépend de la relation qu’on établit entre “le sens” et “les données”.

 

  • La première hypothèse consiste à poser que tout ce qui est perçu ou reçu constitue autant de données. Le “sens” s’obtient par leur rapprochement. Plus les données recueillies sont nombreuses plus l’éventail des sens mobilisables est large. Des procédés de récupération opèrent “après stockage”. Cette approche privilégie la mémoire artificielle qui serait assimilable à un entrepôt où s’accumulerait des données jusqu’à saturation de l’espace disponible.

 

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  • La seconde hypothèse consiste à poser que les mécanismes de la création du sens sont préexistants. Elle correspond à la mémoire humaine. Celle-ci ne stockerait pas des données, mais des “unités de sens”. Les données reçues feraient l’objet d’un tri immédiat “avant stockage” et seules celles qui seraient perçues comme convertibles dans ce “format” seraient retenues. La mémoire humaine serait un musée où un travail intelligent présiderait aux entrées: sélection des données (des oeuvres) à mémoriser (à exposer) en vue d’une intégration à ce qui préexiste (cohérence de l’exposition).

 

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Placées dans les mêmes conditions, deux machines auront entreposé exactement les mêmes données quand deux mémoires humaines auront mémorisé deux expériences différentes … donc potentiellement créatives (il s’agit là d’une autre dimension qui ne sera pas développée ici).

 

Les clés de la confrontation seraient donc de deux types:
  • une question de préséance: l’acte intelligent intervenant avant ou après le recueil de données
  • une question de subtilité de traitement qui n’est peut-être accessible… qu’à une approche “subjective”

 

le sens et le rapport signal / bruit

 

La question du sens se pose également en termes de rapport signal / bruit.
Le rapport signal sur bruit est un indicateur de la qualité de la transmission d’une information
La mémoire humaine se mobilisera sur les signaux, alors que le tout-venant stocké par l’ordinateur sera constitué presque entièrement de “bruit”.

 

faux-souvenirs & dissonance cognitive

 

L’ouverture aux faux souvenirs (voir l’expérience réalisée sur des soldats néerlandais de retour d’Afghanistan ), démontre la priorité accordée aux significations par la mémoire humaine. On y constate que le faux souvenir s’incorpore d’autant mieux qu’il apparait plausible par rapport aux expériences effectivement vécues. Dans ce même registre, des recherches récentes qui visaient à expliciter le sentiment de “déjà-vu”,  qui fait partie de l’expérience courante, ont débouché sur l’hypothèse que le cerveau créerait lui-même de faux souvenirs dans certaines circonstances.
Cette activité de l’esprit qui confronte en permanence le sens des nouveaux acquis à ceux qui sont déjà mémorisés est au coeur du phénomène très largement étudié de la dissonance cognitive. Là encore semble se manifester le principe d’une évaluation immédiate de ce qui est perçu, à l’opposé d’une compilation aveugle de données telle que l’effectue l’ordinateur.
Tout ceci conforte l’hypothèse d’une imbrication extrêmement étroite des mécanismes de l’intelligence et de la mémoire chez l’humain alors qu’il sont disjoints chez le robot, ce qui fait de notre cerveau bien autre chose qu’une machine évoluée.

 

en guise de conclusion provisoire

 

L’intelligence est la capacité à créer du sens, pas à gérer des données. Le rêve transhumaniste de la greffe de mémoire artificielle chez l’humain pour atteindre le meilleur des mondes supposerait que les deux mémoires, voire les deux intelligences, soient de même nature, alors que cette opération ne ferait probablement que… transformer le musée en entrepôt… ce que l’on peut voir comme une régression et non pas comme un progrès.

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